Se faire voyant
Il est question ici de regard. De comment regarder, comment affûter son regard. Mon regard, je le veux critique, mais je le veux aussi ouvert à l’émerveillement. Pas uniquement devant des choses sublimes qui m’éblouiront, mais aussi devant des choses modestes qui provoqueront un étonnement différent. « La vie se met en scène toute seule si on attend, si on est observateur », nous dit Agnès Varda. Je veux être étonnée. Encore. Et pour cela, il faut se rendre sensible, se rendre poreux à l’extérieur. Observer, contempler et se laisser pénétrer. C’est cela se faire voyant. Développer une attention, une vigilance qui captera ce que le regard désabusé ne capte plus. C’est, selon la sorcière néo-païenne, Starhawk : « avoir de nouvelles images à l’esprit, nous aventurer dans un paysage transformé, raconter de nouvelles histoires ».
Il faudra accepter de se laisser dérouter, de ne pas comprendre, d’être surpris. Devenir sensible, c’est donc aussi se rendre vulnérable à l’extérieur. Et par là faire preuve d’humilité. Sortir de soi pour regarder non plus en dedans mais au dehors.
Se faire voyant, je vois ça presque comme un accessoire de survie, une paire de lunettes qui ferait voir le monde avec un scintillement particulier et salvateur. Une capacité qui redonne goût à la vie en toute circonstance car elle tire du réel une raison de vivre.
Ici, je pense à des artistes qui ont prêté leurs lunettes aux spectateurs de manière assez littérale, par le biais d’un oeil optique : la caméra. Ainsi la magie, au sens auquel l’entend Starhawk, soit un « art de réaliser des visions », opère. Je pense à Agnès Varda, Raymond Depardon, Frédérick Wiseman, Alain Cavalier… qui ont mis en lumière des personnes, des professions, des intimités et en ont révélé la part d’humanité. Ou, plus récemment, à des films comme En quête de sens ou Notre révolution intérieure qui mettent en scène des voyages initiatiques, questionnent le rapport au monde et transmettent des savoirs glanés au cours du voyage. Qui donnent envie d’arrêter de fumer, de travailler pour gagner de l’argent et de se construire une cabane dans la forêt bolivienne !
Ces films et réalisateurs ont joué un rôle de révélateurs. En posant leurs regards singuliers, en racontant leurs histoires, en s’appropriant le sujet sans le dénaturer. J’aimerais raconter ma propre histoire de ce que je vois. A commencer par ce qui m’entoure et que je connais. L’école par exemple et les gens qui y vivent. Il y aurait matière à filmer, à interroger, à raconter, à révéler.
Construire ensemble
Construire ensemble a pour origine une rencontre. Une rencontre avec un drôle d’oiseau à la tignasse rousse qui demande sans cesse « Qu’est ce que l’énigme ? » dans un grand musée parisien, une rencontre avec une bande de vieux gamins bricoleurs du dimanche spécialisés en déco sous chapiteau, une rencontre avec un texte engagé et sensible qui transporte vers des horizons méridionaux…
Des individus qu’un point commun, un rêve, un objectif relie. Il s’agit de le faire émerger. C’est ici que prend forme l’utopie, c’est-à-dire le lieu autre, le lieu sans lieu… qui ne demande qu’à exister ! C’est ainsi qu’un Cyclop sort sa tête des esprits de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely dans les bois de Milly-La-Forêt. Lieu de bricolage convivial, de grouillement créatif, accueillant des amis-artistes tout au long de sa construction, comme un refuge d’étape, une pause prise dans le quotidien. Une porte entrebâillée dans la réalité par laquelle on se glisse, un tunnel secret à travers les buissons qui mène à une alcôve moussue. Où on va souffler un coup, faire une sieste, manger un bout, croiser quelques copains qui passaient par là, et dont on repart grandi, consistant, gonflé d’énergie.
Mais même sans matérialité, l’utopie reste vivace. Dans les esprits. Elle est le cap à maintenir, le pôle qui oriente la boussole, l’étoile qui guide le marin. Ce vers quoi tendre. Le truc auquel se raccrocher en cas de doute.
Construire ensemble, c’est aussi construire de la confiance. Et par là faire preuve d’humilité. C’est avoir un rêve commun, mais pas forcément les mêmes moyens pour l’atteindre. Donc accepter de mettre son ego de côté et se fier à l’autre, « s’autoriser ensemble à se perdre » selon les mots de Myriam Lefkowitz. Ses performances prennent justement la forme de promenades silencieuses, où un passant se laisse guider, les yeux fermés, à travers une ville qu’il redécouvre par le prisme de ses perceptions amputées de la vue.
En fait, construire ensemble c’est peut-être un prétexte à fabriquer du lien entre des humains. Voir comment moi est relié à d’autres et comment les deux peuvent s’accorder. Comment un chemin individuel peut aller dans le même sens que celui du collectif et le renforcer. Et comment le mouvement collectif peut renforcer le chemin individuel.
Explorer l’intime
L’intime, nous dit le Larousse, est « ce qui est au plus profond de quelqu'un, de quelque chose, qui constitue l'essence de quelque chose et reste généralement caché, secret ». Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est cette notion d’essence. L’intime c’est ce qui nous fonde, ce qui est à la base, à la racine, ce qui est authentique. L’explorer c’est donc chercher à comprendre, chercher un sens à nos actions et nos pensées. Comme une petite psychanalyse. En première année, j’avais réalisé une vidéo qui allait dans ce sens. Elle prenait la forme d’une investigation qui explorait tout à la fois la maison dans laquelle j’ai grandi, les souvenirs et personnages qui la peuplent et ma relation à eux. Cette année, le journal d’exploration joue également ce rôle.
S’est ainsi dessiné un chemin de mots qui témoigne de deux mouvements. Le premier de l’intérieur vers l’extérieur : en laissant sortir des mots, des pensées, des opinions qui se bousculaient, et qui ont pu trouver leur place sous la forme d’un texte poétique par exemple. Et inversement un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, en rassemblant, synthétisant, organisant ces idées comme je le fais ici. Un aller-retour qui détricote les nœuds psychiques et tisse les contours du moi. Pour, selon les mots de la psychanalyste Anne Dufourmantelle, « ne pas « devenir » soi-même, mais aller vers soi comme on va à la rencontre de l’amour ».
Il s’agit donc de se faire archéologue du moi. Et du monde dans le même temps. De voyager entre l’esprit et le monde en en révélant les parties enfouies et en créant des connexions entre les deux. C’est-à-dire en trouvant un écho chez d’autres intimités, à la manière d’un Joann Sfar ou d’un Lucas Méthé qui mettent en scène leurs péripéties mentales à renfort de métaphores et arrivent de ce fait à toucher leurs lecteurs. C’est pourquoi je crois que l’intime, quand il n’est pas replié sur lui-même, est un tremplin qui nous propulse en dehors.
C’est une matière préexistante : « j’ai même pas besoin d’inventer les histoires, elles sont là ! » dit Lewis Trondheim à propos de l’autobiographie. Mais aussi une matière individuelle, vécue, unique, qui nous appartient. Et qui, dans le même temps, est un pont vers les autres, vers le monde : on la partage avec d’autres. Et c’est ce partage qui donne du sens à l’ensemble, qui est matière à créer.
D’aucuns pourraient y voir un soupçon d’égocentrisme. Mais je crois que ça fait partie du jeu et que l’accepter est une clé vers la connaissance de soi. Qui est elle-même une porte donnant accès au monde extérieur.
Fête cathartique
La catharsis est liée au spectacle, plus précisément au théâtre antique. C’est un acte de purification par l’intermédiaire d’un personnage. Le genre de fête que j’imagine a un peu la même fonction. Je vois un carnaval où chacun est libre de devenir quelqu’un d’autre. Où chacun peut choisir son masque, son personnage et se fondre ainsi dans une autre peau que la sienne, le temps d’un bal à la manière d’un David Bowie, d’une Björk… Je vois une chorégraphie assourdissante au rythme de laquelle chaque danseur.se entrerait en transe, sauterait sur les voitures embouteillées d’un boulevard new-yorkais, s’oublierait lui.elle-même, exorciserait ses passions à travers ses mouvements. Je vois des acrobates, au-dessus de regards admiratifs et effrayés, fendre la nuit sur un fil invisible, vigilants mais guidés par une volonté urgente. Je vois une farce, un jeu dont les joueurs bien que beaux et gracieux ne se prennent pas au sérieux. Où ils ont l’air idiot et maladroit. Où un rire sans moquerie éclate et se propage dans la salle.
Écrivant cela, je pense beaucoup à des spectacles que j’ai pu voir. Le Slava’s Snow Show, spectacle de clowns fantasques et poétiques, le concert d’Emel Mathouthi, une transe orientale tragique, les chorégraphies de Philippe Decouflé, joyeusement mystérieuses… Des évènements qui m’ont fait ressentir, qui m’ont transmis une énergie, une émotion très intenses. Qui transportent dans une réalité parallèle pendant un temps donné. Un peu comme au cinéma.
La fête que j’imagine est le lieu d’expression ultime et intense. Le lieu où tout est permis dans une liberté bienveillante. Où la violence s’exprime dans une danse essoufflée, où la tristesse s’écoule dans les paroles d’une chanson, où la jalousie est parodiée par un acteur, le désespoir par un trapéziste se jetant dans le vide… Trouver un moyen de « faire de sa plainte un vrai chant, faire du fait qu’on traverse le malheur une vraie joie du jeu » selon les mots de Georges Didi-Huberman. Sublimer, au sens freudien du terme.
Références
Bibliographie
•• Eloge du risque, Anne Dufourmantelle, Ed. Payot, 2011
•• Je t’aime ma chatte, Si j’étais une femme je m’épouserais, Joann Sfar, Ed. Delcourt, 2015, 2016
•• 2 suiveurs, Lucas Méthé, Ed. Na, 2016
•• S’émerveiller, Belinda Cannone, Ed. Stock, 2016
•• Documentaire et fiction - Allers-retours, ouvrage d’entretiens coordonné par N.T. Binh et José Moure, Ed. Les Impressions Nouvelles, 2015
•• Chez soi - Une odyssée de l'espace domestique, Mona Chollet, Ed. Zones, 2015
•• Le sel de la vie, Françoise Héritier, Ed. Odile Jacob, 2012
•• Ce livre devrait me permettre de résoudre le conflit au Proche-Orient, d'avoir mon diplôme et de trouver une femme, Sylvain Mazas, Ed. Vraoum, 2012
•• Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Starhawk, Ed. Cambourakis, 2015
Filmographie
•• les Lorgnospectres de Luna Lovegood dans Harry Potter et L’Ordre du Phénix, David Yates, 2007
•• Les glaneurs et la glaneuse, Agnès Varda, 2000
•• Journal de France, Raymond Depardon, 2012
•• Portraits, Alain Cavalier, 1991
•• Danse, le ballet de l'opéra de Paris, Frederick Wiseman, 2009
•• En quête de sens, Nathanaël Coste et Marc de La Ménardière, 2014
•• Notre révolution intérieure, Alex Ferrini, 2017
•• Fame, Alan Parker,1980
•• Lalaland, Damien Chazelle, 2016
•• l'alcôve dans l'arbre de Totoro dans Mon voisin Totoro, Hayao Miyazaki, 1988
Spectaclographie
•• Slava’s Snow Show, Slava Polounine, 1993
•• Concert d'Emel Mathlouthi et Lolomis (1ère partie) - La Souris Verte - 2017
•• La Baraque - cantine musicale, Cie Dromesko, 1995
•• La bibliothèque, Fanny de Chaillé (Association Display), 2016
•• Kiss and Cry, Michèle-Anne De Mey et Jaco Van Dormael (Collectif Kiss & Cry), 2012
•• Codex, Philippe Decouflé, 1987
Radiographie
•• Remède à la mélancolie - Georges Didi-Huberman, Eva Bester, 16 avril 2017 - France Culture
•• La Grande Table 1ère partie - Lewis Trondheim coche toutes les cases, Olivia Gesberg, 18 avril 2017 - France Culture
•• Les Nouvelles Vagues - Le risque (4/5) - Marcher sur un fil ou sauter dans le vide, Marie Richeux, 21 janvier 2016 - France Culture
•• L’arabstrait, Medhi Krüger, podcast, Arte Radio, 2016
Diversographie
•• Carte Blanche à Tino Sehgal, Palais de Tokyo, 2016
•• Zinc Grenadine, festival du livre jeunesse d'Epinal, 2017
•• Le Cyclop, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, 1969-1994, le bois des Pauvres, Milly-la-Forêt
•• Walk, Hands, Eyes (a city), Myriam Lefkowitz, performances à New-York, Vilnius, Aubervilliers, Pantin, Venise, depuis 2010
•• Pontonia, workshop d'été en Allemagne par le studio de graphisme anschaege.de, 2012