La Dèche
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 Peut-être que la misère, la difficulté, la galère m’attirent tout d’abord par réaction de répulsion envers le confort, le luxe et la facilité. L’effet pervers de l’accoutumance au luxe est une angoisse qui m’obsède. « Ces commodités ayant par l’habitude perdu tout leur agrément, et étant en même temps dégénérés en de véritables besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder » disait Rousseau. Un schéma insidieux qui mène à l’aliénation. L’attrait aux luxes, donc au futiles (C’est-à-dire à quasiment tout à en croire la définition de Mandeville « S’il faut appeler luxe (et à strictement parler, il le faut) Tout ce qui n’est pas immédiatement nécessaire à la subsistance de l’homme en tant qu’être vivant, on ne trouve que du luxe au monde, même chez les sauvages tout nus ») mène à une sorte de vie à demi-vécue. Physiquement et mentalement, le luxe mène à l’amollissement, à la langueur, à la facilité. C’est peut-être un éloge misère bien bancale que je fais là, mais je reste fasciné par la débrouille, à l’imagination et à la volonté de dépassement qu’elle engendre. Le documentaire « Les enfants de Don Quichotte » d’Augustin et de Jean-Baptiste Legrand réussi à capter en image cette rage qu’engendre la pauvreté. « On apprend de Gaule, on apprend les gaulois, on apprend Astérix. C’est beau Astérix ! Mais faut pas abuser, c’est devenu McDonald's, Astérix maintenant quand t’achète un Big Mac. Tu vois tout ça, c’est complètement faux ! C’est faux, c’est faux, c’est faux… C’est gavé l’Homme pour pas qu’il pensé ! Chhht ! Alors on devient des p’tits esprits, ah ! On est parfait, on est beaux, on est respectables (…) la belle blague. » S’enrage un des SDF interviewer. Je pense qu’il est essentiel de faire face, de regarder frontalement la misère, la pauvreté. De citer les faits, tristes, mais nécessaires à révéler. Regarder la misère, c’est déjà l’appréhender et sortir d’une politique de l’autruche. Mais regarder n’est pas suffisant. Il faut savoir sortir du pathos mélancolique larmoyant du renoncement. Pour cela, l’écrivaine Marielle Macé nous invite de sortir de la sidération face à la misère pour rentrer dans celui de la considération. La sidération, état de choc (légitime et important) primaire face à la misère mène à la postulation, réduit la misère de simples images bruts et silencieuses et sort l’humain de l’humain. Il s’agit dans un second temps de mettre des mots sur ces images, et de considérer chaque vie pour ce qu’elle est, chaque Homme pour ce qu’il est. Passer de la sidération à la considération, c’est également un appel à la transition du passif à l’actif. C’est devenir acteur de cette dureté et de ne plus se laisser simplement médusé par des images sans vies. Patrick Declerck, psychanalyste ayant vécu un temps dans la rue pointent l’image de monstre que l’imaginaire collectif se fait du « clodo ». « L’image et la réalité du SDF sont enkystées dans une espèce d’étrangeté dont la vocation est de nous protéger contre le fantasme de contamination. On voudrait que le clochard, comme le pédophile dans un autre registre, soit radicalement autre, le monstre qui n’est pas moi, pour casser toute possibilité d’identification. » Les barrières sont lourdes et vicieuses entre le confort et la misère. George Orwell était également préoccupé par les conditions de vie de plus démunis. Afin de comprendre ce que signifier la réelle pauvreté, il explora les bas-fonds londoniens et parisiens des années durant et vécus plusieurs mois comme un SDF. Il sortit de cette expérience le roman « Dans la dèche à Paris et à Londres ». Orwell déclara que cette obsession venait chez lui d’un besoin d’exorciser la culpabilité qui le rongeait d’avoir « été l’exécutant d’un système d’exploitation et d’oppression » en Birmanie. La question se pose alors (chez moi en tout cas, et comme ce corpus et un travail très personnel, je me permets cette auto-analyse) de savoir si la fascination pour la misère, la préoccupation pour les plus précaires ne vient-elle pas grandement d’un sentiment de culpabilité dû à notre indécent confort dont les pauvres gens se font le miroir sombres ? À mon sens, tout ce travail de sidération et de considération perd de sa pureté dans le sens l’altruisme pourrait relever d’un simple besoin personnel de laver sa conscience. C’était là le souci que posait la morale selon Kant. Si celle-ci se fonde sur le « commandement inconditionnel et absolu de la raison, indépendamment de toute inclination ou de tous intérêts sensibles », alors, peut-on réellement considérer son prochain et l’aider de façon morale ? « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains » répond Charles Péguy. Aider est une chose, mais créer à partir de la misère du monde en est encore une autre. Quelle légitimité ont les artistes à photographier des bombardements en Syrie, à romancer la vie d’SDF fantasmés, à peindre la prostitution ? Fasciné par la photographie de rue et l’ayant déjà beaucoup pratiqué, je reste paralysé par la gêne qu’occasionne cette pratique. Créer des images de SDF et de la misères humaines en général, c’est caresser le danger de ne capter ces gens que pour la misère qu’il représente et que l’on s’imagine plutôt que pour ce qu’ils sont réellement dans leur unicité. On en revient ici à la question du sidérer/considérer. L’œuvre d’art (et la photographie plus particulièrement) dépossède la personne. Elle a ce pouvoir vicieux de voler l’identité de l’humain pour lui coller une étiquette crasseuse que le spectateur attend. Car c’est cela aussi l’art prenant pour cible la misère. C’est courir le risque de nourrir les clichés, les fantasmes et les attentes d’un public en mal d’exotisme crasseux. Cette façon de procéder et stérile dans sa manière de nourrir et de répéter le schéma actuel des différences de classe. Les miséreux continue d’être le sujet silencieux et docile d’œuvre d’artiste aisé, le tout appréciés et réclamés par le public. On dit que mettre les miséreux au centre de l’art, c’est leur donner une parole, des mots dans le diktat de silence dans lesquelles la société les maintient. Je ne sais pas qui s’exprime le plus entre l’image figée du pauvre et l’artiste durant son exposition. Personnellement, je garde un sentiment de honte quand j’image le SDF face à l’objectif hors de prix, et je ne sais pas encore comment sortir de la culpabilité pour aider et créer.